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Les villages de Paris- épisode 3: les Abbesses

Nous vous parlions il y a peu du village de Montmartre… Continuons la visite avec son voisin tout proche: le village des Abbesses. Les deux villages aujourd'hui se confondent quasiment. 

Les Abbesses, c'est donc un village, toujours avec son église et sa place, ses cafés, ses bistrots et ses restos. Le long de la
 rue Lepic, épiceries, boucheries et petits commerces résistent encore et toujours à l'envahisseur. Heureusement, car ailleurs ils tendent à être chassés par les grandes enseignes. Aujourd'hui, le quartier des Abbesses est hybride: autrefois populaire, il s'est désormais embourgeoisé, d'une bourgeoisie bohème (les fameux "bobos") comme le définissent les sociologues du XXIème siècle. Mais les touristes prennent aussi le quartier d'assaut, et de cet amalgame naît une véritable identité. 

Les Abbesses faisaient autrefois partie de la commune de Montmartre, avec le mur des Fermiers - vous l'aurez compris, ce mur est important - qui la séparait de Paris et y attirait les badauds en quête de guinguettes. Il faut dire que le vin y était détaxé et s'y buvait dans la bonne humeur! En 1810, on y compte pas moins de 16 bals "officiels"; et à la Belle-Epoque c'est l'épicentre des plaisirs canailles... Le très fameux Moulin de la Galette inspire monsieur Renoir, et le Moulin Rouge inaugure une fulgurante carrière. Monsieur Toulouse-Lautrec le fréquente, la Goulue s'y produit (oui oui la Goulue...de son vrai nom Louise Weber, elle tient ce charmant sobriquet de son adolescence  et de l'époque où elle "séchait les fonds de verres dans les cabarets"! et est aussi connue sous le nom de "Reine du Cancan", à vous de voir ce que vous préférez… ). La tradition festive du quartier perdure encore aujourd'hui.

Commençons la balade par la rue André-Antoine, cette petite rue tranquille reliant la Place Pigalle à la rue des Abbesse se termine par des escaliers bordés de maisons anciennes, typiques du Montmartre d'autrefois. Au n°37 , à l'emplacement du Théâtre Libre d'Antoine, metteur en scène innovant, se trouve un immeuble Art Nouveau datant de 1903 et valant le coup d'œil. Construit par l'architecte  Henri Senet, on remarque au dessus du porche la sculpture d'une femme dénudée tenant un livre à la main, réalisée par François Cogné. 

Avançons un petit peu rue d'Orsel. Vendus comme biens nationaux après la Révolution, les terrains qui appartenaient à l'abbaye de Montmartre furent rachetés par Joseph d'Orsel, qui donna donc son nom à la rue, qui commence rue de Clignancourt au cœur du Marché Saint Pierre et de ses magasins de tissus. Au n° 31 se trouve l'un des rares survivants du lotissement d'époque, et au n°48 on remarque un curieux immeuble de 1850, typique de l'époque romantique avec ce mélange d'influences néogothiques et Renaissance. 

Arrêtons-nous à présent sur la charmante place Charles-Dullin (acteur, metteur en scène et directeur de théâtre), où trône le Théâtre de l'Atelier. Par décret royal, en 1817, le comédien Pierre-Jacques Seveste est nommé directeur de tous les théâtres édifiés hors de Paris, et fait construire dans le "village d'Orsel" une petite salle de bois conçue par l'architecte Haudebourg. Inauguré en 1822, le Théâtre de Montmartre est rapidement surnommé "Galère Seveste" tant les jeunes comédiens y sont exploités...! En 1907 un nouveau théâtre est reconstruit et inauguré par Sarah Bernhardt herself... mais périclite assez vite et une salle de cinéma, le Montmartre Cinéma, le remplace en 1914. Le théâtre, qui renaît en 1922 avec l'arrivée de Charles Dullin à sa direction, devient un haut-lieu de la création parisienne, et l 'aventure continue toujours aujourd'hui. 

Plus loin, nous avons la rue Durantin, qu'affectionnent tout particulièrement les écrivains (elle est souvent citée) et les cinéastes. A noter qu'il s'agit de l'une des rares rues de Montmartre qui ne monte pas! Au n° 40 de la rue, une étonnante cour sur deux niveaux, avec un escalier en fer à cheval,  la cour des Juifs, est désormais inscrite au titre des Monuments Historiques et a servi de lieu de tournage de nombreux films. 

Si l'on continue, l'on tombe sur l'une des places les plus charmantes de Montmartre, la célèbre place des Abbesses. D'abord nommée place de l'Abbaye avant d'adopter son nom actuel en 1867, elle est une carte postale de Montmartre avec sa bouche de métro monumentale, son manège à l'ancienne, ses maisons d'autrefois et ses nombreux bistrots.  Dans un recoin de la place, on trouve le square Jehan-Rictus qui rend hommage au poète, ami de Gauguin, Gabriel Randon de Saint-Amand qui, sous le pseudonyme de Jehan Rictus, connut un franc succès avec ses "Soliloques du pauvre", des poèmes en langue populaire qu'il récitait au Lapin Agile.
Créé en 1936, le square occupe l'emplacement de l'ancienne mairie de Montmartre inaugurée par Rambuteau en 1837. C'est dans cette mairie que siégea Georges Clémenceau en 1870. Réaménagée en 1994, son square offre sycomores, charmilles et une collection de roses anciennes. Mais sa curiosité majeure est le célèbre "Mur des je t'aime", une œuvre de Francis Baron et Claire Kito: un immense tableau noir où sont inscrites 310 écritures manuscrites de "Je t'aime" en 280 langues ! 

Au 19 de la rue des Abbesses se trouve l'église Saint Jean de Montmartre. Surnommée - à juste titre - "Saint-Jean-des-briques" après son inauguration en 1904, l'église n'eut pas que des admirateurs… Anatole de Baudot, son architecte, fut l'élève d'Henri Labrouste, l'architecte rationaliste de la bibliothèque Sainte-Geneviève ainsi que de la superbe salle de lecture de la Bibliothèque Nationale de France - site Richelieu , et fut aussi un collaborateur de Viollet-le-Duc notamment pour la restauration du château de Vincennes. L'église est son œuvre majeure et met en œuvre des techniques innovantes, utilisant le système développé par l'ingénieur Paul Cottancin associant briques et armatures métalliques. Il introduit le ciment armé pour la première fois dans une église parisienne. Si sa construction est envisagée dès 1870, elle ne s'est pas faite sans mal: la parcelle étroite est en effet complexe car elle présente un dénivelé important. L'administration demande donc l'interruption du projet, dont le parti pris est novateur. Pour pallier au dénivelé de la pente et l'instabilité du sol, l'édifice doit reposer sur 26 pieux enfoncés sur 12 m de profondeur. La construction reprend finalement, pour s'achever en 1903. 
Relevant de l'At nouveau, son architecture est aussi atypique: façade en briques et grès émaillé d'Alexandre Bigot (ça ne s'invente pas pour une église), spécialisé dans la céramique architecturale, il a collaboré avec les plus grands: Guimard pour le Castel-Béranger, Frantz Jourdain pour la Samaritaine, Auguste Perret…. La porte d'entrée est quant à elle ornée d'une mosaïque représentant l'architecte au travail, ce qui est assez inédit à représenter à l'entrée d'une église! On sait que de Baudot avait aussi prévu un intérieur très coloré... Raté ! Par manque de financement, l'intérieur de l'église est resté assez austère, couleur gris ciment. De nombreux artistes ont toutefois collaboré à la création de l'église: Jacques Galland pour les vitraux, Eugène Thierry et Alfred Plauzeau pour les peintures murales.... Dans le chœur, on aperçoit un surprenant maître-autel en mosaïques de Giraud, avec des bronzes de Pierre Roche. De façon plus contemporaine, l'artiste Goudji a signé les fonts baptismaux installés devant l'entrée, dans l'axe du chœur. 

En sortant de l'église, on tombe sur la jolie station de métro Abbesses. Typique des créations d'Hector Guimard en 1900, il s'agit, avec l'édicule de la station Porte Dauphine, avenue Foch, de l'un des plus complets demeurant encore à Paris. Initialement installé à la station Hôtel-de-Ville, il est déplacé à Abbesses en 1974, ce qui est d'une certaine façon incohérent puisqu'ouverte en 1912, la station Abbesses appartenait à la compagnie Nord-Sud, qui  n'a jamais fait appel à Guimard pour ses bouches de métro! Quoi qu'il en soit, la station est aussi connue pour être la plus profonde de Paris, à 36m sous le niveau du sol. Le décor initial des quais, avec les fresques murales et le nom carrelé, a été restauré en 2007. 

Nous l'évoquions dans l'article passé, la rue Lepic a été construite sous Napoléon qui, par un beau jour de 1809, décide de se rendre à l'église Saint-Pierre de Montmartre pour y voir le télégraphe Chappe tout juste installé. Le Chemin Vieux (désormais la rue de Ravignan), est alors le seul accès et est en piteux état, au point que l'Empereur est contraint de terminer à pied (ça fait mauvais genre, pour un empereur). La construction d'un nouvel axe est alors immédiatement décidée (c'était pas si compliqué l'urbanisme à l'époque…). C'est donc là que naît la rue Lepic, qui, avant d'être la rue d'Amélie Poulain, était celle de Napoléon. Puis, le soir de Noël 1898, Louis Renault passe par là, au volant de sa "Voiturette", et gravit la rue devant des badauds médusés. L'année d'après naissaient les établissements Renault, et en souvenir furent organisés, sur le même parcours dans les années 1950, des courses de lenteur pour autos! 

Toujours dans la rue Lepic, approchons-nous d'un drôle d'endroit: le passage de la Sorcière. Ses escaliers abrupts noyés sous la verdure mènent tout droit au fameux rocher de la Sorcière. Il s'agit de l'un des rares vetsiges du maquis de Montmartre et renferme à ce titre un mystère et une histoire vieille de plus d'un siècle! Vestige en fait d'une ancienne fontaine,"la Sourcière", les habitants de Montmartre ont cru pendant un certain temps qu'il s'agissait d'un morceau de météorite , ou alors d'un outil magique servant à protéger une sorcière... Aujourd'hui, ce rocher est le voisin de l'une des plus belles adresses de Montmartre, l'Hôtel Particuluer Montmartre qui a établi ses quartiers dans une immense demeure de style Directoire. Attention pauvres mortels, si vous voulez découvrir le rocher de la sorcière, vosu devrez passer par cette adresse, le passage étant désormais fermé au public !

Un peu plus haut, nous arrivons au mythique Moulin de la Galette, nommé ainsi tout simplement parce que l'on y servait de petites galettes de pain accompagnées de lait. Initialement nommé le Moulin Radet, c'était l'un des nombreux moulins sur les pentes de Montmartre, et il appartenait à la famille Debray comme son voisin, le Moulin Blute-Fin. A partir de 1834, Nicolas-Charles-Debray le transforme chaque dimanche et jours fériés en guinguette, et attire une clienèle plutôt populaire. Mais en 1870 il est délaissé et transféré chez son voisin rue Lepic. Bal et guinguette sont alors installés dans les jardins du moulin, Renoir le peint en 1876. Il est ensuite sauvé de la démolition e, 1915 par la Société du Vieux Montmartre.

En longeant  le square Louise-Michel, on arrive sur la rue Paul-Albert et la rue Maurice Utrillo, gravissant la butte par une succession d'escaliers (plus de 300 marches tout de même), jusqu'au campanile de la basilique.  Puis nous arrivons place Saint Pierre et à la rue Foyatier, sans nul doute l'une des plus fréquentées et caractéristiques de Montmartre. Admirez, comme beaucoup de touristes avec vous, la vue imprenable sur le Sacré-Coeur en contrebas de la Butte ! La place est aussi liée à l'histoire du Marché Saint-Pierre, vaste zone dédiée au commerce du tissus. Parlons un peu de tissus: en 1930 les Tissus Reine investissent  La Savoyarde, un ancien garage, pour l'aménager en immense boutique d'étoffes. Tissus Reine, pour Reine Bouchara, mère de Charles Bouchara, le créateur du magasins de tissus éponyme.  En 1902, Charles ouvre un premier magasin de tissus d'habillement à Marseille, à la Canebière, et développe un nouveau concept: les "tissus au kilomètre", avec des méthodes de vente innovantes puisque les clientes peuvent voir et toucher (ou même se draper pour les plus hardies) dans les étoffes proposées. Notez que Tissus Reine est une entreprise toujours active et toujours familiale, et permet de conserver au quartier son air d'antan. 

Quant à la Halle Sant-Pierre, il s'agissait d'un marché couvert contruit dans l'esprit des halles de Blatard en 1868, à charpente métallique et appareillage de briques de plusieurs couleurs. Depuis 1986 il est transformé en espace culturel consacré surtout à l'art naïf et l'art brut. La halle abrite aussi un musée qui accueille une partie de la collection de l'éditeur de livres d'art Max Fourny, bien représentative de l'art naïf des années 1970.
Tout à côté de la Halle on trouve le fameux marché Saint-Pierre... 2 500 m² de tissus en tous genres répartis sur 6 niveaux depuis sa création en 1920! Et le décor n'a pas changé: les comptoirs en bois où sont présentés les rouleaux d'étoffes, les caisses vitrées et en bois sont restés identiques.  En 1920 donc les deux familles Dreyfus et Moline s'associent et s'ilmplentent dans ce quartier pour en faire le fief du tissu, à une époque où le prêt-à-porter n'existe pas et où chaque famille possédait une machine à coudre. 

Reddescendons sur le boulevard de Clichy, qui suit le tracé de l'ancienne enceinte des Fermiers généraux. Le boulevard a donc été créé, si vous avez bien suivi, après l'agrandissement de Paris en 1860. Il est rapidement devenu un lieu de divertissements où bals, cabarets et music-halls se sont succédés; aux noms souvent savoureux: Le Ciel et l'Enfer, Les Frites Révolutionnaires ( Burger King n'à qu'à bien se tenir), le Bal du Moulin-Rouge, Le Casino de Montmartre, la Lune Rousse, La
Truie qui file (
tout un programme).... Les artistes, surtout les peintres, y ont également leurs atelier: les stars de l'époque, Jean-Léon Gérôme et Fernand Cormon, y avaient quant à eux leurs hôtels particuliers où Picasso, Daumier ou encore Degas ont séjourné.

Le long du boulevard vous trouverez la cité du Midi, un hâvre de paix envahi de végération, ou encore la villa des Platanes, l'ensemble le plus somptueux  créé en 1896 et typique de l'architecture éclectique en vogue à l'époque et très inspirée de la Renaissance. L'entrée est fermée par des grilles et dotée d'un plafond à caissons et  l'immeuble donnant sur la rue surprend par ses bow-windows. On peut apercevoir au fond de la cour un autre bâtiment avec un majestueux escalier à volée en double fer à cheval qui n'est pas sans rappeler celui de Fontainebleau...! Mais comme beaucoup de ces espaces aujourd'hui, on ne peut que toucher avec les yeux et de loin car la villa est gardée par un digicode. 

En poussant jusqu'au n° 64, on arrive au théâtre des Trois Baudets. En 1927 s'élevait un vaisseau Art Déco de l'architecte Lemaresquier.  Appelé Hôtel Radio, l'immeuble acueillait une radio, un dancing et une brasserie. Le cabaret Le Néant y emménage des les années 1930, puis en 1947 l'inventeur des radiocrochets Jacques Canetti ouvre Les Trois Baudets. Chansons et sketches  sont au programme, et l'espace devient une pépinière de talents, tous les grands noms de la chanson y défilent jusqu'en 1967. En 2009, la Ville de Paris rouvre le théâtre, toujours consacré à la chanson.

A propos de spectacles, terminons en beauté avec le Moulin Rouge! Celui-ci est né de la rencontre entre Joseph Oller et Charles Zidler, respectivement inventeur de spectacles, créateur des Capucines des montagnes russes à l'emplacement de l'actuel Olympia, et impresario et entrepreneur de spectacles à succès, ils fondent donc le Moulin Rouge qui ouvrira le 6 octobre 1889. Aménagé dans le jardin de Paris, le nouveau cabaret attire les curieux qui y découvrent une salle de balle immense reocuverte de miroirs, drapeaux et lumières, une galerie pour parader et un jardin doté d'un immense éléphant. Le célèbre moulin de couleur rouge surplomant la façade et dont les ailes tournent et s'illuminent la nuit (il s'agit du premier bâtiment électrifié!) est quant à lui né de l'imagination de Willette, peintre et illustrateur.  Les gens du mondent viennent alors s'y encanailler avec le petit peuple. Le french cancan fait son apparition, aussi appelée "quadrille naturaliste". La légende du Moulin s'écrit alors avec La Goulue, Valentin le Désossé (cet homme caoutchouc longiligne était un danseur qui selon la légende aurait dansé environ 83 000 danses sans jamais accepter  un centime pour se produire et qui disparaîtra du jour au lendemain sans laisser de traces....) ou Nini Pattes en l'air... ! Les artistes de Montmartre ne se privent pas pour le fréquenter: Henri de Toulouse-Lautrec à leur tête, qui en dessine la première et célèbre affiche publicitaire en 1891: la fête bat son plein. Mais en 1900, les goûts changent et le futur architecte du Negresco rénove la salle, et opérettes et redoutes sont mises au porgramme. Pendant les Années folles, Mistinguett fait les beaux jours du cabaret en créant le concept de music-hall. Devenu une légende, le Moulin Rouge renaît ensuite après la Libération: rénovée et décorée par Henri Mahé, on inaugure une nouvelle salle en 1951 et les revues s'y succèdent: Frou-frou, Frisson, Féérie, Fascination...  Une nouvelle vague est lancée! 

Enfin, après les torubilllons du cabaret, trouvons le calme, la paix et la poésie à la Cité Véron. Ouvrant sur le boulevard, Boris Vian et Jacques Prévert y ont vécu au 6 bis: ils partageaient une terrasse dominant la toiture du Moulin Rouge...

Et maintenant, à vos cancans ! On se retrouve très vite pour une balade dans le village de Charonne.... 

Agathe Perreau